Investissements et transparence dans les relations de pêche UE-Afrique : quid des sociétés mixtes ?

Dans cette position commune, la CAOPA et CAPE demandent que, dans le cadre du futur partenariat UE–Afrique, un ensemble de principes soient définis pour s'assurer que les sociétés mixtes de pêche opèrent de façon transparente, n’entrent pas en compétition avec la pêche artisanale locale, et soient en ligne avec les objectifs de développement durable de la pêche dans le pays tiers concerné.

Dans sa communication de Mars 2020, ‘Vers une stratégie globale avec l’Afrique’, la Commission européenne propose de discuter avec les partenaires africains lors du prochain sommet UE – UA en Octobre 2020 pour définir conjointement une nouvelle politique globale de l'UE avec l'Afrique. Cette politique s'appuierait sur cinq partenariats, concrétisant les priorités stratégiques communes fixées par l'UE et l'Union africaine lors du sommet de 2017 à Abidjan.

La pêche est abordée dans le chapitre ‘Partenaires pour une transition verte et l’accès à l’énergie’, où la Commission européenne rappelle qu’il existe « un risque de surexploitation et d’épuisement des ressources [qui] s’ajoute aux menaces que représentent la pêche non durable, la gestion non durable des ressources en eau, la pollution, la désertification, et, dans le cas des zones côtières, l’élévation du niveau de la mer ». Pour remédier à cette situation, l’UE est disposée à « intensifier la lutte contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée », mais aussi « à encourager une meilleure gouvernance des océans, y compris le développement d’une pêche durable et d’une économie bleue ».

Un autre des axes du futur partenariat UE – Afrique concerne ‘la croissance et les emplois durables’. L'UE propose notamment que ce futur partenariat serve à stimuler les investissements durables sur le plan environnemental, social et financier, et à attirer les investisseurs privés, en aidant les États africains à adopter des politiques et des réformes réglementaires qui « améliorent l'environnement des entreprises et le climat d'investissement ». Ce focus sur la nécessité d’attirer les investissements privés se retrouve également dans la Stratégie de l’économie bleue de l’Afrique publiée par l’UA fin 2019.

Un aspect important à examiner dans ce contexte, c’est comment cette priorité sera traduite pour ce qui concerne la constitution de sociétés mixtes de pêche en Afrique. Depuis plus de 60 ans, les pays africains encouragent la création de sociétés mixtes de pêche avec des compagnies de pêche industrielle étrangères, – chinoises, russes, européennes, coréennes–, dans le but de développer leur capacité de pêche industrielle.

La constitution de ces sociétés mixtes dans la pêche africaine est souvent basée sur une connaissance très limitée des écosystèmes, de l’état des ressources halieutiques ou de la dynamique du secteur local de la pêche. Ce manque d'information, au lieu d'encourager les investisseurs étrangers et les institutions du pays d’accueil à faire preuve de prudence, a souvent donné lieu à des investissements dommageables pour la conservation des ressources halieutiques et l’avenir des communautés côtières qui en dépendent. Il existe d'innombrables cas où une surpêche, due à l’arrivée de navires étrangers, notamment à travers des sociétés mixtes, a abouti à une baisse des ressources halieutiques, et a eu des impacts négatifs pour la pêche côtière locale avec laquelle ces entreprises étaient en compétition pour l’accès aux ressources.

Ces dernières années, ces sociétés mixtes ont aussi été dénoncées pour leur opacité et, plus récemment, pour leur implication dans des pratiques frauduleuses systématiques, comme la sous-déclaration de tonnage de navires d'origine chinoise opérant en sociétés mixtes en Afrique de l'Ouest.

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1. Sociétés mixtes de façade : Les enjeux de la nationalité d’un navire de pêche

Au cœur de la constitution d’une société mixte de pêche en Afrique, il y a un transfert de navire de pêche du pays étranger vers le pays d’accueil africain. Beaucoup de ces sociétés mixtes sont décrites comme ‘fictives’ ou des sociétés mixtes ‘de façade’, où, même si le pavillon du bateau est celui du pays d’accueil africain, le contrôle de l’opération reste fermement dans les mains de la compagnie étrangère.

Pour qu’un navire de pêche prenne le pavillon du pays d’accueil africain, et donc soit reconnu comme national, la plupart des législations des pays africains exigent une participation nationale à la propriété du navire et/ou au capital social de la société propriétaire du navire avant que celui-ci puisse être immatriculé sur les registres nationaux. L’objectif de ce principe est de s'assurer que les navires battant pavillon national sont exploités dans l'intérêt de l'Etat au moyen d'une participation des nationaux aux bénéfices et par des rentrées en devises ; et de garantir que leur responsabilité puisse être engagée devant les autorités nationales, ‘état du pavillon’.

« Les Etats du pavillon ont avant tout la responsabilité d’exercer un contrôle sur les activités de leurs navires de pêche. Avant d’autoriser la nationalisation d’un navire de pêche et de lui permettre de battre son pavillon, l’Etat doit s’assurer qu’il est bien en mesure d’exercer un contrôle sur ses activités. De plus, un Etat doit éviter de nationaliser un bateau qui a une histoire de pêche INN. »
— Voir le chapitre sur les responsabilités de l’état du pavillon dans FAO, “Mettre un terme à la pêche illicite, non déclarée et non réglementée », Rome, 2002.

Dans ce cadre, le navire doit être la propriété de l'Etat concerné ou être pour plus de moitié la propriété de nationaux ou de personnes résidant dans l'Etat du pavillon. Cette règle se retrouve par exemple dans le Code de la marine marchande du Sénégal (article 91) qui stipule que, pour obtenir un titre de nationalité sénégalaise, les navires de mer doivent appartenir, pour 51% au moins de leur valeur à des nationaux ou ressortissants d’un des pays membres de la CEDEAO ou appartenir à une société ayant 51% au moins du capital social détenu par des nationaux sénégalais ou ressortissants d’un des pays membres de la CEDEAO. Or, dans la plupart des pays africains où sont constituées ces sociétés mixtes de pêche, ces règles ne sont pas respectées, ce qui mène à la constitution de sociétés mixtes ‘de façade’.

Au Sénégal, la constitution de sociétés mixtes de pêche n’est pas une nouveauté. Comme le décrit Dr Sogui Diouf, déjà au début des années 80, une importante flotte coréenne est arrivée au Sénégal sous le couvert de société mixtes sénégalo–coréennes :

« Jamais le Sénégal n’a vu autant de ses fils déserter leurs activités professionnelles habituelles pour endosser le costume de PDG de sociétés-mixtes d’armement de pêche qui avaient la particularité d’avoir un capital social symbolique. »
— Dans « Après les bateaux russes, bientôt les chinois ? Les ressources halieutiques sont renouvelables mais non inépuisables », 27 avril 2020.

Cette pratique a continué au cours des décennies suivantes, notamment avec des bateaux des pays membres de l’UE, la Russie, et plus récemment, la Chine.

Dernièrement, en avril 2020, en pleine crise du coronavirus, les autorités sénégalaises ont proposé de délivrer 54 licences de pêche industrielle, –pêche aux petits pélagiques et pêche au merlu–, dont 52 licences à des bateaux d’origine chinoise, et 2 licences à des senneurs d’origine turque. Ces bateaux, sur base de ces promesses de licence, auraient ainsi pu s’intégrer à la flotte sénégalaise dans le cadre de sociétés mixtes. Tous ces bateaux étaient des nouveaux venus dans les eaux du Sénégal, et un certain nombre ont une histoire de non-respect des lois dans les autres pays africains où ils ont opéré. L’octroi de ces licences aurait augmenté la pression de pêche sur des ressources déjà fragiles, mettant en péril les communautés de pêche artisanale qui en vivent. Il faut remarquer que le capital social de certaines de ces sociétés mixtes est symbolique : certaines sociétés ont un capital social de 100.000 FCFA (150 euros). La mobilisation d’une coalition d’acteurs de la pêche du Sénégal a permis d’empêcher l’attribution de ces licences et ainsi mis un frein à la constitution de ces sociétés mixtes.

L’opacité qui entoure la constitution de sociétés mixtes de pêche en Afrique fait qu’il y a peu d’informations disponibles sur ces sociétés, ainsi que cela a été rappelé dans une étude récente de l’institut ODI sur la taille de la flotte chinoise. Souvent, ce n’est que lorsque l’arrivée des bateaux étrangers suscite le mécontentement du secteur local que les problèmes liés à leur présence sous le couvert de sociétés mixtes sont mis à jour.

Ainsi, récemment, un groupe représentant les pêcheurs du Ghana, le Ghana National Canoe Fishermen Council (GNCFC), a dénoncé l'arrivée de trois chalutiers chinois dans les eaux ghanéennes, qui viennent s'ajouter au nombre déjà trop élevé de chalutiers pêchant dans le pays : le Ghana a établi un plan de gestion avec une limite maximale durable de 47 navires, mais fin 2019, il y avait 76 navires autorisés à pêcher.

Le Ghana a, tout comme les autres pays africains, des règles qui exigent que tous les chalutiers industriels soient contrôlés par des ressortissants ghanéens. Toutefois, selon la GNCFC, la plupart des navires industriels du pays sont détenus par des intérêts chinois qui utilisent des sociétés écran comme couverture.

« Ces nouveaux chalutiers arrivant au Ghana sont enregistrés au nom de sociétés locales établies en 2019 qui n’ont qu’une boîte postale comme adresse. [...] Comment est-il possible qu’une société de pêche nouvellement établie au Ghana puisse soudainement acquérir un ou deux chalutiers de cette taille avec les coûts que cela implique ? Les autorités sont-elles en mesure de confirmer qu’elles ont enquêté sur la propriété effective de ces sociétés pour s’assurer que seuls des citoyens ghanéens contrôlent et profitent des opérations ?  »
— Lettre du Ghana National Canoe Fishermen Council (GNCFC) concernant l'arrivée de bateaux chinois

Cette opacité dans la constitution de sociétés mixtes de pêche est un problème qu’on retrouve dans la plupart des pays côtiers africains. Au siècle dernier, les pays européens étaient parmi les principaux pays de pêche lointaine impliqués dans ces sociétés mixtes de pêche en Afrique. Actuellement, comme le montrent les exemples ci-dessus, c’est la Chine qui est devenue l’acteur central de la pêche lointaine en Afrique. Selon un article récent, citant le China Fishery Statistical Yearbook, il y aurait plus de 500 bateaux d’origine chinoise actifs le long des côtes africaines, souvent dans le cadre de sociétés mixtes.

L'expérience européenne des sociétés mixtes de pêche subventionnées

L'émergence des sociétés mixtes entre les flottes de pêche lointaine européennes et des partenaires des pays africains date des années 1950. En Europe, un régime de subventions pour la constitution de sociétés mixtes de pêche a été introduit en 1990 : une subvention était versée à des armateurs européens qui transféraient définitivement leurs navires vers un pays tiers via la création d’une société mixte avec un opérateur local. Ces sociétés mixtes subventionnées furent mises en place dans une vingtaine de pays tiers, y compris un certain nombre de pays africains, comme le Sénégal (41 navires transférés), l’Angola (36 navires transférés), la Mauritanie (10 navires transférés), la Guinée (7 navires), etc.

Jusqu'en 2000, cette politique a permis de créer 152 sociétés mixtes et de transférer 241 navires, principalement d’origine espagnole (82 sociétés mixtes avec 138 navires) et portugaise (34 sociétés mixtes avec 42 navires). Les pays d'Afrique de l’Ouest comptaient 54 sociétés mixtes (36 %), et l’Afrique dans son ensemble représentait 77 % des sociétés mixtes. Sur les 241 navires transférés, on comptait 176 chalutiers, le reste étant des senneurs, des navires non spécifiés et des palangriers.

Suite notamment aux pressions de la société civile, l'Union européenne a aboli les subventions pour le transfert des navires de pêche fin 2004. Depuis lors, très peu d'informations officielles sont disponibles sur les sociétés mixtes de pêche de l'UE, sauf pour l’Espagne. En 2006, le Cluster de Empresas Pesqueras en países Terceros a déclaré représenter 220 entreprises de pêche de l'UE et 550 navires, et fournir 10 % des importations de poissons dans l'UE. Actuellement, certaines sociétés mixtes espagnoles sont représentées par l’Asociación de Empresas Comunitarias en Sociedades Mixtas de Pesca (ACEMIX), qui représente 53 navires en société mixte.

Mis à part ces informations de ACEMIX, il n’y a aucune information disponible sur l’ensemble des sociétés mixtes constituées par des compagnies établies dans les autres états membres de l’UE.

2. Etats du pavillon irresponsables : menace sur les communautés côtières africaines

Lors de la constitution d’une société mixte impliquant un transfert de bateau de pêche vers un pays africain, le(s) bateau(x) concerné(s) prennent le pavillon du pays côtier africain qui devient donc, selon la loi internationale, responsable d’assurer que ces bateaux respectent les lois en vigueur quelles que soient les eaux où ils opèrent.

Dans un texte de mai 2020, concernant les demandes de licences de pêche au Sénégal pour les 54 bateaux d’origine étrangère, l’association locale APRAPAM rappelle l’avis du Tribunal International du Droit de la Mer (TIDM, plus connu dans son acronyme anglais ‘ITLOS’) qui, suite à des questions posées par la Commission Sous Régionale des Pêches (CSRP), a précisé en 2015 les obligations de l’Etat du pavillon. L’association pose les questions suivantes :

« Avant d’autoriser la nationalisation d’un navire de pêche et de lui permettre de battre son pavillon, le Sénégal doit s’assurer qu’il est bien en mesure d’exercer un contrôle sur ses activités. De plus, un Etat doit éviter de nationaliser un bateau qui a une histoire de pêche INN. Dans le cas qui nous occupe, le Sénégal a-t-il vérifié que ces navires ont les outils en place, notamment le VMS, pour permettre le contrôle efficace de leurs activités ? L’Etat a-t-il été informé du fait que certains de ces bateaux ont été impliqués dans des activités de pêche INN à Madagascar ?  »
— APRAPAM dans « ‘Promesses’ de licence de pêche industrielle : l’Etat prend-il ses responsabilités ? », 21 mai 2020.

Comme le relève APRAPAM, le pavillonnement de bateaux de pêche à travers la constitution de sociétés mixtes donne à l’Etat africain qui les accueille des responsabilités qu’il n’a pas toujours les capacités, ni la volonté politique, d’exercer.

Les accointances entre les compagnies de pêche étrangère et les décideurs dans les pays africains d’accueil ont été maintes fois relevées. Il n’est pas rare de constater que des individus politiquement bien connectés et ayant des fonctions à responsabilités dans les pêcheries ont des intérêts financiers directs dans des entreprises de pêche commerciale, souvent en tant que partenaires locaux dans des sociétés mixtes, détenteurs de licences de pêche, ou agissant en qualité d’agents locaux pour des compagnies de pêche étrangères.

Au Mozambique, par exemple, l’ancien président, Armando Guebuza et d’autres hauts fonctionnaires militaires ont joué depuis l’indépendance un rôle important dans la propriété des entreprises mixtes de pêche à la crevette. Ceci expliquerait la fixation de quotas trop élevés pour la pêche à la crevette et l’attribution des droits de pêche concentrée dans les mains de quelques grandes entreprises.

Au Ghana, où pratiquement tous les chalutiers battant pavillon national sont d’origine chinoise, certains ont dénoncé le fait que les agents des chalutiers – les personnes qui tirent profit de la vente des licences de pêche – sont des parlementaires.

Dans un rapport publié en 2015, Greenpeace a exposé les fraudes massives impliquant des sociétés chinoises de pêche en Afrique de l'Ouest, pêchant avec des bateaux chinois en sociétés mixtes. Les cas recensés au Sénégal, en Guinée-Bissau et en République de Guinée montrent que ces sociétés ont systématiquement sous-déclaré le tonnage de leurs navires de pêche pendant plus de trente ans, une pratique de pêche illégale selon la législation des États côtiers et des Etats du pavillon impliqués, ainsi que dans les termes du Plan d'Action International pour prévenir, décourager et éliminer la pêche INN de la FAO. Selon Greenpeace, cette forme généralisée de fraude implique tant la Chine que les administrations des pays côtiers concernés.

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3. La pêche artisanale africaine, un atout pour le développement durable

Dans la période immédiate de l'après-indépendance, les pays africains se sont axés sur le développement de la pêche industrielle et ont pour cela promu la constitution de sociétés mixtes avec des compagnies de pêche étrangère. La contribution de la pêche artisanale était reconnue par les Etats, mais considérée avant tout comme une activité de subsistance pour approvisionner les marchés locaux. C'est la pêche industrielle qui était destinée à faire rentrer des devises étrangères pour renforcer la balance des paiements, et développer un savoir-faire par le transfert de techniques de pêche plus performantes.

L'effondrement dans les années 80 de nombreuses organisations publiques et privées mises en place pour promouvoir cette vision industrialiste du développement de la pêche en Afrique a conduit beaucoup de pays africains à découvrir les possibilités de la pêche artisanale et semi industrielle pour répondre aux défis du développement. Ces dernières années, la pêche artisanale est de plus en plus reconnue comme un atout des pays africains face aux défis du développement durable, notamment à travers l’adoption des Directives volontaires de la FAO visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale dans le contexte de la sécurité alimentaire et de l'éradication de la pauvreté.

La pêche artisanale stimule les économies locales si elle est associée à des politiques de protection sociale et de promotion du bien-être des communautés côtières. Pour beaucoup de personnes impliquées dans la pêche artisanale, le secteur représente plus qu’une source de revenus et d’emploi : c’est un mode de vie, l’expression d’une culture.

Selon la FAO, dix millions d’africains sont tributaires de la pêche artisanale comme principale source de revenu, et 90 millions (agriculteurs et pauvres en ressources) dépendent de la pêche artisanale dans le cadre d’une stratégie de diversification des moyens de subsistance. Les femmes jouent un rôle crucial dans la pêche artisanale en Afrique, principalement dans la transformation du poisson (fumage, salage, etc.), mais également comme vendeuses et commerçantes. Une étude de 2015 sur la valeur des pêcheries africaines estimait que la contribution de la pêche au produit intérieur brut de tous les pays africains atteignait 1.909.514 millions de dollars, avec une contribution de la pêche artisanale maritime et continentale qui représente plus de la moitié de ce chiffre[3].

La pêche artisanale africaine apporte également une contribution clé à la sécurité alimentaire. En Afrique, pour plus de 200 millions de personnes, le poisson est une source de protéines et de nutriments essentiels (acides gras, vitamines, sels minéraux) à bas prix. La FAO estime que le poisson constitue en moyenne 22 % de la ration protéinique en Afrique subsaharienne. Cependant, dans les pays africains les plus pauvres, ce taux peut dépasser 50 %. Dans la plupart des régions africaines, la capture et le commerce par la filière pêche artisanale offre un ‘filet de sécurité alimentaire’ aux populations les plus démunies.

Dans sa Stratégie de réforme de la pêche et de l’aquaculture en Afrique, adoptée en 2014, l’Union Africaine relève l’inexploitation du potentiel de la pêche artisanale, souligne les dangers qui menacent son développement, en particulier le fait que de nombreuses ressources sont dans un état critique pour un certain nombre de raisons, notamment « la surcapacité de pêche, les pratiques illicites et non contrôlées, la surexploitation et la dégradation de l’environnement, y compris par le chalutage mécanisé dans les eaux côtières et les zones protégées, et la pollution ».

L’un des principes de la stratégie de l’UA est de développer la pêche artisanale pour qu’elle contribue à l’allègement de la pauvreté, à l’augmentation de la sécurité alimentaire et nutritionnelle et comme moyen d’assurer une répartition équitable des bénéfices, en particulier en faveur des plus pauvres, des marginalisés et des plus vulnérables dans la société : « dans la logique de la préoccupation mondiale pour le développement durable de la pêche artisanale, il est nécessaire pour les communautés de pêcheurs artisanaux d’avoir des droits d’accès sûrs aux ressources halieutiques ».

Les chalutiers actifs dans les eaux côtières africaines exploitées par la pêche artisanale, qui, de l’aveu même de l’UA, menacent le développement de la pêche artisanale, y opèrent le plus souvent sous le couvert de sociétés mixtes.

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4. Développement d'un cadre pour les sociétés mixtes de pêche industrielle en Afrique

La mise en place d'un cadre réglementaire pour la constitution et les opérations des sociétés mixtes dans la pêche africaine est une condition sine qua non pour que ce type d’investissements soit écologiquement et socialement durable. Il est également important que les investisseurs étrangers impliqués soient conscients de leurs responsabilités et agissent en conséquence.

Dans le cas de l'UE, l’expérience accumulée jusqu’en 2004 et les constats faits dans le cadre d’évolution des actuelles sociétés mixtes seraient d’un apport considérable pour les pays côtiers. Cela devrait servir de base à un dialogue sur la nécessité d'élaborer ce cadre réglementaire, et sur son contenu, qui associe les parties prenantes de l’UE et celles du pays tiers, et qui pourrait se faire dans le cadre du dialogue UE-Afrique (L’existence d’Accords de Partenariat pour une Pêche durable (APPD) entre l’UE et certains pays côtiers africains, qui promeuvent la constitution de sociétés mixtes, pourrait également être utilisée dans cette dynamique). L’éventuel futur cadre réglementaire qui serait élaboré s’appliquerait de façon non discriminatoire à la constitution et aux opérations des sociétés mixtes dans le pays tiers.

Les principes directeurs pour un cadre réglementaire pourraient s’inspirer d'instruments internationaux, tels que :

  • Le Code de conduite FAO pour une pêche responsable ;

  • Les Directives volontaires de la FAO pour une gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale ;

  • Les Directives volontaires de la FAO visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale dans le contexte de la sécurité alimentaire et de l'éradication de la pauvreté ;

  • La déclaration de l'OIT relative aux principes fondamentaux et droits au travail ;

  • La Convention de l’OIT 188 sur les conditions de travail dans la pêche ;

  • Le (futur) guide de la FAO sur la durabilité sociale dans les chaines de valeur pêche ;

  • La Convention de l'OCDE sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les Transactions commerciales internationales ;

  • Les lignes directrices de l'OCDE pour les entreprises multinationales ;

  • La Convention d'Aarhus sur l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice en matière d'environnement ;

  • L’Initiative de Transparence dans la Pêche (FiTI) ;

  • Les Principes pour l'investissement dans la pêche sauvage durable (tdla, Principles for Investment in Sustainable Wild-Caught Fisheries)

Le dialogue entre l’Union européenne, les pays partenaires et les parties prenantes des deux entités pourrait porter sur les éléments suivants :

I. CONFORMITÉ DES SOCIÉTÉS MIXTES AVEC LES TEXTES RÉGISSANT LA MISE EN PLACE D’ENTREPRISES NATIONALES

Afin d’améliorer le mode de constitution et de fonctionnement des sociétés mixtes, pour plus de transparence, de retombées économiques pour les Etats hôtes dans un contexte de promotion d’une pêche durable, il est nécessaire de revoir les textes en tenant compte de la spécificité de l’activité de cueillette qu’est la pêche (Code de la pêche, Code de la Marine marchande, Code des investissements, etc).

Les mesures qui pourraient être proposées incluent la révision des conditions de constitution, notamment sur le relèvement substantiel du capital social en fonction de la nature de l'activité, l'origine du capital et la capacité de l'actionnaire national à mobiliser sa part de participation.

II. CONFORMITÉ DES OPÉRATIONS AVEC LES OBJECTIFS DE PÊCHE DURABLE DU PAYS TIERS

La constitution de sociétés mixtes devrait respecter les objectifs de promotion d’une pêche durable et le respect des écosystèmes des pays dans lesquels elles opèrent. A cet égard, le cadre réglementaire devrait assurer que la constitution et les opérations de la société mixte:

  • Contribuent au progrès économique, social et à la conservation des écosystèmes dans l’état tiers ;

  • Respectent les droits fondamentaux des personnes touchées par ces investissements, conformément aux obligations internationales ;

  • Encouragent la formation, notamment par la création d'emplois, et en facilitant la formation des femmes et des jeunes dans le secteur ;

  • Ne bénéficient pas de dispenses ou d’exemptions concernant le respect de la réglementation en matière d'environnement, de santé, de travail, de fiscalité, qui ne sont pas envisagées dans le cadre législatif ou réglementaire existants ; les investisseurs étrangers ne devraient pas demander ce genre de dispenses ou dérogations.

III. TRANSPARENCE ET PUBLICATION DES INFORMATIONS SUR LES SOCIÉTÉS MIXTES

  • Les investisseurs doivent s'assurer qu'une information fiable et pertinente sur les activités des sociétés mixtes, leur structure, leur situation financière et leurs résultats est publiée régulièrement et en temps voulu.

  • Les investisseurs doivent appliquer des normes élevées de qualité dans leurs communications, dans leurs comptabilités et leurs vérifications et en ce qui concerne toute information de nature non financière, environnementale et sociale.

  • Les investisseurs doivent informer sur leurs efforts visant à sévir contre la corruption. Ces mesures pourraient comprendre un engagement public des investisseurs à lutter contre la corruption et la publication d’informations sur les mesures adoptées par l'entreprise afin de respecter ces engagements.

IV. ENVIRONNEMENT

Les investissements dans les sociétés mixtes devraient prendre en compte la nécessité de protéger l'environnement et de maintenir la sécurité et la santé publique. En particulier, les investisseurs devraient :

  • Élaborer et mettre en œuvre un système de gestion environnementale, de sécurité et de santé au niveau de la société mixte portant sur :

    • La collecte en temps opportun et l'évaluation d'informations suffisantes sur l'impact potentiel de leurs activités sur l'environnement, sur la santé et la sécurité;

    • La mise en place de mesures afin d'améliorer leur performance environnementale, avec une vérification périodique indépendante des résultats par rapport aux objectifs fixés ;

    • L’examen régulier des progrès accomplis dans la poursuite des objectifs en ce qui concerne l'environnement, la santé et la sécurité ;

  • Adopter l’approche de précaution : là où il y a la menace de graves dommages à l'environnement et de prise de risques concernant la santé et la sécurité, l'absence d'une preuve scientifique absolue ne doit pas être utilisée comme une raison pour retarder l'adoption de mesures efficaces destinées à prévenir ou à réduire ces dommages.

V. TAXATION

Il est important que les sociétés mixtes dans les pays tiers contribuent aux finances publiques du pays hôte. Les sociétés mixtes doivent respecter les lois fiscales et les règlements dans tous les pays dans lesquels ils fonctionnent et s'efforcer d'agir conformément à l'esprit et la lettre des lois et règlements. Cela implique principalement que les sociétés mixtes fournissent aux autorités compétentes les informations correctes et nécessaires pour calculer leurs impôts et leurs redevances diverses à payer.

5. Participation des communautés locales dans le pays hôte

Tout projet d'investissement dans le secteur de la pêche doit se fonder sur une évaluation complète des conditions locales, non seulement techniques ou environnementales, mais aussi économiques, politiques et sociales.

Une autre question clé, c’est la perception de l'innovation et du risque. Un projet de société mixte qui semble intéressant à un gouvernement ou à un bailleur de fonds du point de vue économique et technologique peut paraître irrationnel aux communautés de pêche locales, qui doivent avant tout se préoccuper d’éviter les risques et d’assurer leurs moyens de vie, plutôt que de maximiser les profits.

La meilleure façon de résoudre ces questions consiste à s'assurer que les communautés côtières potentiellement affectées soient impliquées dès les premiers stades de la planification du projet. De cette façon, non seulement leurs droits à prendre part aux décisions concernant leur vie sont respectés, mais le projet lui-même a plus de chance de survivre.


Ce document de position commune a été écrit avec la Confédération africaine d’organisations de professionnelles de pêche artisanale (CAOPA).

Photos: @davidclode

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